Deux secondes d'inattention, deux toutes petites secondes.
Le temps d'allumer une cigarette, de mettre une veste, de changer le cours
d'une vie. Tout ce qui s'est passé avant devient flou, vague. Le bruit
d'un corps sur le pare-brise résonne longtemps et ramène brutalement
les occupants de la voiture à la réalité. Jusqu'à
ce que d'autres bruits plus puissants, plus communs, ne le recouvrent, sans
jamais l'effacer. Cris d'horreur à la limite de l'hystérie,
rugissement du moteur pour sortir de l'ornière, le temps devient élastique,
interminable. Le moment où les mains se posent sur le corps inanimé
de l'enfant avant l'arrivée des secours n'a aucune fin. Paradoxe de
la situation, la vie du corps à terre dépendant d'un temps inversement
proportionnel à l'impression du temps que mettent les secours à
arriver. Un temps qui n'en finit pas. Les professionnels redonnent au temps
sa durée logique. Reculer pour ne plus voir le corps et laisser le
médecin faire son travail. Vouloir disparaître ou être
ailleurs. L'hélicoptère tourne autour de la scène et
cherche l'endroit où se poser.
Les questions des policiers ont un sens qui n'en a pas pour l'acteur principal
de la scène, car les réponses tentent d'expliquer l'inexplicable.
Le corps est pris en charge, il suffit de laisser faire. Tout le monde à
une place, un rôle. Des petits groupes se forment avec chacun une fonction
bien précise. Seul le conducteur aimerait être nulle part et
le gosse à terre qui n'a pas son mot à dire.
Le cur s'accélère lorsque les parents arrivent pour identifier
leur enfant. Fixer le sol pour ne pas croiser les regards. La mort n'a pas
daigné prendre son dû, de peur de subir la rage et la douleur
des parents. Mais comme la vie ne se contente plus des reliquats de la faucheuse,
l'hélicoptère emporte le corps d'un gosse qui ne fait déjà
plus partie d'aucun monde connu.
Pour quelques secondes d'inattention, tout ce qui était prévisible
ne fait plus partie des projets d'avenir.
La nuit s'éclaire sous la puissance des projecteurs des pompiers. L'ambulance
emporte la mère vers l'hôpital. Le père répond
à des policiers affables et tente de faire des réponses cohérentes
à une situation qui ne l'est pas. Pas besoin de lire l'avenir pour
savoir qu'il finira ces jours un rongeur dans les tripes, des tonnes de somnifère
pour trouver le sommeil et l'oubli.
Un moment d'inattention, un vélo à un endroit où il ne
fallait pas être et deux secondes, deux secondes pour briser des vies.
Deux secondes pour comprendre que certaines images ne s'effaceront jamais,
que des flots de larmes n'effaceront pas les traces sur la route, qu'aucune
pilule n'apportera l'oubli.
Difficile de faire la liste des personnes dont l'existence n'aura plus la
même saveur, taraudé en permanence par des souvenirs répétés
pour que le repos ne vienne jamais. Les mots, les regards et les larmes n'y
changeront rien. Deux secondes inutiles, gravées à jamais dans
les chairs.
Histoire où il n'y a pas de bourreaux et de victimes, chacun des protagonistes
en un acte endossera les habits de l'autre. Un acte court où toutes
les horreurs seront présentes. Rencontre impossible, improbable ou
les conséquences et les émotions sont développées
dans des centaines de romans, de pièces de théâtre ou
d'opéras. Sauf qu'aucun scénariste n'aurait construit un drame
aux implications si nombreuses en trois mots. Comme si toutes les autres phrases
n'avaient plus de sens dans une histoire qui ne devrait avoir jamais été
écrite.
Aucune histoire ne s'écrit avec trois mots : Bord de route.