Il ne faut pourtant pas que le bonheur s'arrête.
Tant d'années à être heureux.
Et si demain...
Chaque matin je regarde partir mes enfants un peu plus loin, plus loin de
moi.
Un de ces jours ils ne reviendront pas et je resterai ici, seule.
Depuis seize ans, je leur donne le meilleur de moi-même sans jamais
me demander si mes sentiments étaient payés en retour. Je me
souviens d'hier, quand je les avais encore en moi. Le premier surtout, qui
ne se tenait jamais tranquille.
J'ai toujours su que vous partiriez de la maison, j'en souffre depuis bien
avant que vous ne veniez au monde. Nous sommes heureux ensemble, je suis la
seule qui puisse vous protéger. Dehors tout est tellement triste, brutal.
Certes, il y a des fleurs aux balcons, des rideaux aux fenêtres, mais
dedans, à l'intérieur des gens...
J'attends que vous dormiez, pour ne pas vous faire mal. La seule qui souffre
ici c'est moi. Les larmes coulent sans interruption.
Je ne peux plus vous aider pour l'école, je n'assimile même plus
les dangers que vous encourez dehors. J'entends parler de drogues que je ne
connais même pas. Maintenant vous en aimez d'autres, d'un amour fragile.
Un amour rempli de périls qui n'existaient pas auparavant.
Le grand embrasse son amie plus souvent que sa mère et toi mon petit,
toi que j'aime tant, tu ne me regardes plus comme si j'étais la plus
belle des femmes.
J'ai voulu le mieux pour mes trois hommes, le meilleur somnifère aussi.
Vous l'avez absorbé avec la plie à l'aneth, et vous vous êtes
endormis sans vous en rendre compte.
Je vous ai dit hier soir que j'aimerais que nous restions toujours ainsi,
entre nous, sans vieillir, sans que pas un ne parte. Je ne vous ai jamais
autant aimés que maintenant. Comme pour toi, je n'ai pu être
brutale avec ton frère et ton père. Je n'aurais jamais pu vous
frapper. La lame du couteau a glissé sur la gorge, en douceur. Je me
suis lavée consciencieusement avant de vous rejoindre car vous ne m'avez
jamais vu négligée.
Je n'ai pas la connaissance pour me tailler les veines, j'aurais pu me manquer,
je suis si maladroite. Que feriez-vous sans moi ?
J'ai bien fait de suivre ces cours de macramé. Je connais plus d'une
centaine de nuds. L'attache du vieux lustre que votre père a
descendu pour le repeindre fera parfaitement l'affaire. Je reste tout de même
beaucoup plus légère qu'un lustre en fonte, malgré mon
âge et mes petits plats qui vous plaisaient tant.
Fière d'avoir fait de vous des adultes, je suis heureuse qu'on reste
ensemble pour toujours car je crois que je n'aurais pas pu vous laisser rester
petits.