Autoroute Lyon Paris, kilomètre 109, ligne droite, voiture contre balustrade : deux morts non identifiés.

Km 109

Lui conduisait, vite, trop vite. Autoroute déserte, les deux occupants du véhicule avaient l'esprit saturé de pensées confuses.
Lui ne parlait pas. Rage et désespoir. Laisser derrière le long serpent de bitume, les yeux sur la route, pour ne pas engranger encore des souvenirs.
Elle était là, pour lui. Elle l'aimait, à sa façon. Être avec lui dans cette voiture en était une démonstration. Depuis des années, il tenait à la vie par les ongles. Elle cherchait, essayait, créait à tâtons son lendemain. Lui n'attendait plus rien des autres et ne croyait plus à grand-chose. Elle le savait à terre et lui avait demandé de se relever et de donner. En puisant dans ces dernières ressources, il avait cru vivre en se donnant à elle totalement, sans calculer, sans penser, sachant que le mur et la souffrance seraient le bout de la route.
Elle avait pris ce qu'il fallait pour recouvrer l'estime d'elle-même et se remettre sur les rails. Elle était vivante, lui survivait. Elle construisait, il maintenait ses lambeaux d'existence avec des bouts de sparadrap. Elle symbolisait la perfection, une icône, un ange dans un monde laid. La force de son intelligence le transportait et les murmures à son oreille lui donnaient envie d'aller jusqu'à demain. Durant une courte période, elle avait dansé sur son corps et parfumé sa vie d'amour. Lorsqu'elle le désirait, ses mains dansaient et ces doigts devenaient un orchestre symphonique qui jouait, dans sa chair, un hymne à la vie.
Lui, partageait son savoir et tentait d'être un plus dans l'existence d'une vie.
Inexorablement les nuages donnent la pluie et comme dans toute modification chimique, il y a séparation des éléments.
Depuis terre, il se releva pour lui demander de rouler, loin, très loin, pour partager un espace neutre, vide, pour s'extraire d'un réel sordide. Elle accepta sans hésiter. Rien n'était planifié. Il ne comprenait plus rien et comptait sur elle pour savoir ce qu'il lui restait d'humanité. Il n'attendait rien, espérait tout. Elle était là, pour lui. Sa présence signifiait pour elle qu'elle l'aimait. Elle acceptait d'aller nulle part avec lui.
Seuls, il espérait redevenir son instrument. Dans une chambre d'hôtel, il priait pour qu'elle clampe ses hémorragies. En roulant, il avait oublié qu'elle venait avec ses bagages, son histoire, toutes ces peurs. Lui ne voulait plus perdre une seconde, mais elle, elle cherchait le bon tempo. Lui comptait sur la puissance de l'orchestre pour que le soliste se mette à jouer. Elle déposa l'instrument et accepta d'écouter l'orchestre. Il fit taire les musiciens, essaya de garder la face et maintenir les larmes.
Rien de ce qu'il avait rêvé ne se produisit. Rien de ce qu'il attendait ne faisait partie de ses bagages et de la trousse de secours.
Elle dormit près de lui sans bouger, il écouta sa respiration, espérant qu'elle le prenne dans ses bras. Il s'endormit avant qu'elle ne se lève et eu le temps de la voir sortir de la chambre. Mais elle ne le laissa pas la regarder se réveiller.
La moitié du retour se fit en silence. Lorsqu'elle demanda des explications, il exprima sa tristesse et des regrets. Elle le prit comme un reproche. Lui l'aimait et ce sentiment contrebalançait tout ce qu'elle n'était plus capable de donner.
Lorsqu'elle lui demanda s'il continuerait à la voir, il répondit qu'il ne pouvait pas, que la distance entre leurs peaux était comme six pieds de terres sur un cercueil.
Soudainement, elle poussa le volant sur la gauche, projetant la voiture contre la balustrade. Le véhicule brûla longuement avant qu'un autre ne passe.