Réflexion du miroir

Jamais je n'aurais pensé qu'on oserait me cracher dessus de la sorte. L'université, établissement dispensant un enseignement supérieur, n'est pas un club fermé ou le café du commerce où l'on bavarde sur la situation politique du pays ou les résultats sportifs d'un autre. Enseignant la sociologie, science humaine qui étudie les sociétés humaines et les faits sociaux, je me borne à étudier les phénomènes de société et à les analyser sans préjugés ni volonté de ma part de les juger. Lorsqu'un sujet m'intéresse, je l'analyse, le décortique, j'en démonte les mécanismes. Lorsque toutes les données du phénomène sont sur la table, je peux alors clairement identifier les sources du mouvement social et essayer d'y apporter un éclairage. Même lorsque la réponse ne me satisfait pas ou que le résultat de la recherche ne correspond pas à mes croyances politiques, je me borne à tirer les enseignements d'un travail impartial et complet. Dans les nouveaux rapports élèves enseignants, ces derniers usent et abusent de mots par voie de presse qui se charge d'en faire échos sur dix lignes, écrites en trois minutes. Cinq lignes et deux mots pour cracher sur cinq années de labeur. Grâce à la sémantique, étude scientifique du langage du point de vue du sens, tout est permis et quelques mots servent la fronde pour jeter l'opprobre. Tendancieuse, politiquement orientée, absente de retenue. Des mots creux pour dire en substance que quand je travaille, le résultat de mes études devrait flatter dans le sens du poil les utopies et rêvasseries de mes étudiants. Le résultat d'une étude approfondie d'un phénomène de société n'a pas de couleur politique, et quand bien même, ce n'est pas un habit de vérité, dont il faudrait faire usage avec précaution dans la formulation pour ne pas froisser les sensibilités naissantes de mes élèves, personnes qui suivent l'enseignement d'un maître. Avant même d'avoir rempli cent pages blanches, ils se permettent de juger la forme de mes écrits. Ils me recommandent de faire preuve de précaution dans la tenue de mes propos, car eux, l'élite, minorité qui se distingue, ou est distinguée, du groupe auquel elle appartient, et à qui est reconnue une supériorité, s'octroie le droit de juger de ce qu'un auditeur ou un lecteur est à même d'entendre ou comprendre. Comme si je disais que l'escargot est un mollusque gastropode terrestre dont la coquille est arrondie en spirale et qu'on me dise qu'il est inadmissible d'utiliser le terme de mollusque car péjoratif pour l'espèce animale. Assis sur le bord de mon lit, je me demande encore ou je suis allé chercher le concept saugrenu que l'université était un espace de réflexion libre et que l'émulation des cerveaux permettrait de créer une pépinière d'idées, un jardin d'Eden des opinions, un substrat fertile pour les solutions de demain aux problèmes d'aujourd'hui. Mais comme partout, le politiquement correct fait de la monoculture intensive et les quelques papes de la distribution des idées imposent leurs dogmes comme le font les centrales d'achat avec le lait ou la viande. Petites phrases, mots-clés, slogans, mais mots creux et vides de sens, maux encrés dans les cerveaux comme une tumeur maligne qu'aucun chirurgien n'aurait le courage d'aller mettre en exergue. Et les générations se succèdent, de plus en plus sectaires et fermées, incultes au point de ne pas savoir que le terme " mondialisation " imprimé sur leur maillot est un slogan de la firme Sony datant des années 70... mot qu'il faudrait rayer des dictionnaires tellement il est galvaudé ; mot pour vendre, maux de l'esprit, mort des idées. Au collège, ils avaient Ernesto Guevara dans le dos sans savoir écrire son nom ou la date de sa mort. En science sociale, le Che a été remplacé par Bourdieu et son " sport de combat " ; certainement parce que personne n'a trouvé une bonne photo de Ziegler pour faire un maillot avec écrit sur les seins " au-dessous de tout soupçon ". Il aurait adoré le bougre. Depuis que les mots sont des maux pour ceux qui en usent, le silence est de mise. La hiérarchie fait des phrases pour mettre tout le monde d'accord et essaye de se convaincre que les avocats ne sont que les fruits de l'avocatier. Quand les entreprises paieront les professeurs et décideront de la teneur des cours, je n'aurais plus qu'à me laisser pousser la barbe, fumer la pipe et passer mes étés sur le plateau du Larzac. Les idées et les innovations n'auront plus de place dans les universités. Les étudiants seront formatés pour répéter dans les cénacles de l'administration les idées qui ne dérangent pas, idées faites de petites phrases où les maux ne seront plus que des mots. Sauf que derrière ces maux il y a des hommes qui souffrent.